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SENEGAL: La religion, première industrie lourde du pays?

Business religion?

Le mois du ramadan est, au Sénégal, le mois où l’on consomme le plus de sucre, de dattes et de… décibels. Les Sénégalais ne se contentent pas de jeûner, de fréquenter les mosquées plus assidument que de coutume, de sacrifier au pardon et aux bonnes œuvres ; il leur faut aussi, pour certains, donner la démonstration de leur foi. Chez nous, très souvent, le recueillement passe après l’incantation oratoire, la pratique se fait dans l’ostentation et au son des micros.


Au fil des ans, la religion alimente un secteur d’activités considérables. Elle est devenue, pour ainsi dire, par les moyens qu’elle mobilise, l’infrastructure qui la sous-tend, les hommes qu’elle occupe, les entreprises qui dépendent d’elle, la première industrie lourde du Sénégal.

C’est elle qui alimente ces longs et périlleux cortèges de voitures qui sillonnent le pays à longueur d’année, au grand bonheur des transporteurs, avec pour points culminants, le Magal de Touba et le Gamou de Tivaouone. C’est elle qui justifie cette razzia de moutons qui convergent vers nos foirails à partir des pays environnants et dont les prix s’envolent quelquefois à des niveaux inouïs. C’est elle qui justifie ce lucratif commerce de dattes que l’on propose jusqu’aux feux de signalisation. C’est elle qui a transformé certains marchés de Dakar en hubs de produits censés venir de La Mecque et qui sont en réalité fabriqués à Shanghaï, Jakarta ou Bangkok…

Cette prospère industrie a donc ses pics et ses étiages. Le mois de ramadan est le mois béni des opérateurs en religion: 30 longs jours rythmés par le rite du «suukaru-koor», qui n’a plus de sucre que le nom, d’agapes fastueuses et d’offrandes hors normes, de causeries baptisées désormais «conférences» religieuses.
Comme toute industrie, elle a ses chefs d’entreprise, ses ouvriers et ses ouvrières, et même ses travailleurs au noir, ses syndicats et ses grands patrons. Même si elle est saisonnière ou intermittente, c’est une industrie qui bénéficie de la tolérance (pour ne pas dire la complicité) des pouvoirs publics, occupe une abondante main d’œuvre, exige une expertise certaine, brasse d’énormes chiffres d’affaires et surtout, paradoxalement, fait des profits.

Les premiers qui font commerce de la religion, ce sont bien sûr les entreprises et fabriques spécialisées dans les produits sans lesquels il n’y a pas de bon ramadan: sucre (dont l’importation a été multipliée par quatre!), dattes, lait, saucissons, boissons en tous genres, pâtisserie… mais aussi tissus ou articles de luxe.
Il s’agit pour la plupart, d’entreprises parasitaires qui ne consentent aucun effort pour produire localement les matières premières sur lesquelles reposent leurs activités ou pour développer une main d’œuvre de qualité. Il existe ainsi au Sénégal – c’est sans doute un des signes de notre sous-développement – des industries fondées exclusivement sur l’ensachage et dont l’unique objet consiste à mettre, dans des emballages adaptés à toutes les bourses, des produits importés de tous les horizons. Elles ont en fait transposé dans le monde moderne, les vieux usages et les traditions de nos marchés où l’on peut acheter des légumes au kilo et les revendre par petits tas.

Les dérives et les tares nées de l’irruption de la société de consommation font le bonheur de quelques commerçants avisés. Le bol de «ngalakh» d’autrefois a vite dégénéré en festin de poulets, lui-même recyclé progressivement en produits d’épicerie. Les grandes surfaces et quelques entrepreneurs imaginatifs ont saisi au bond, l’explosion et surtout la dénaturation du «suukaru-koor» pour inventer le «panier»-cadeau, qui n’est pas à la portée de toutes les bourses mais représente le haut de gamme des nouveaux rites du ramadan.

Les médias, tout particulièrement les chaines de télévision et de radio, publiques comme privées, ainsi que les agences de publicité, s’engraissent aussi sur le dos des fidèles. En l’espace de quelques années, ils ont créé et propulsé un nouveau corps de métier : celui des prédicateurs, choisis généralement en dehors des personnels traditionnels des mosquées et des daras.
Ces sermonneurs professionnels, au verbe facile et au port élégant, sont devenus aussi populaires que les vedettes du show-business et sont, en prime time, sur les chaines de télévision, entre deux coussins de réclame profane. Les publicitaires vantent sur d’énormes panneaux, la qualité de produits qui ne sont souvent concurrents que pour la façade. Pour leur part, les opérateurs téléphoniques distribuent contre espèces sonnantes et trébuchantes, des prières et des indulgences. Les ambassades elles-mêmes profitent de l’occasion pour se faire de la publicité à bon marché et des imams sénégalais se sont compromis en allant prendre le repas d’iftar et prier chez l’ambassadeur du pays qui occupe et prend en otage le troisième lieu saint de l’Islam

Les prestataires de services, vendeurs ou loueurs de bâches, de chaises, de matériel de sonorisation, prennent aussi leur part car sans eux, il n’y a point de «conférences» religieuses. Jamais autant que pendant le mois de ramadan on ne débat autant de la religion, et, au sortir de ce mois béni, les Sénégalais devraient avoir emmagasiné assez de bonnes paroles pour résister à toutes les tentations diaboliques au cours des onze mois suivants.

Les conférences religieuses se tiennent de préférence dans la rue, quelquefois dans les espaces mêmes où se tiennent les sabars, mais avec plus d’apparat. Elles ont leurs thèmes préférés et on a peu de chance d’y entendre parler de la détresse des banlieues et des campagnes, ou de la peur et du désarroi des populations sous occupation du MUJAO, dans le nord du Mali ; pour la plupart, le pharisaïsme et la comptabilité des actions de grâce l’emportent sur la spiritualité. Les conférences religieuses ont leur protocole, leurs chorales, leurs vedettes, leurs sponsors.

Elles ont, bien sûr, leurs DJ, qui sont aussi les mêmes que ceux qui assurent la promotion des combats de lutte. Elles concourent à émietter davantage la société sénégalaise, selon les confréries, les régions et les ethnies, les quartiers et les professions et surtout le genre. Les femmes sont les maîtresses d’œuvre et les spectatrices privilégiées de ces cérémonies, chamarrées d’or pour certaines, et souvent en uniformes blancs ou verts. Mais, quel que soit le commanditaire, les conférences religieuses font toutes, ou presque, une place de choix à l’argent, celui investi par les organisateurs (pas forcément sans arrière pensée), celui que donnent les invités et les parrains, contraints ou volontaires, celui distribué à pleines mains, selon une clé de répartition discrétionnaire.

Circulation difficile des personnes et des véhicules, rues et mêmes grosses artères barrées, gaspillage et bruit: c’est la marque des conférences réussies. Pour le reste, Dieu reconnaitra les siens !

Mon propos n’est évidemment pas de tourner en dérision la ferveur religieuse des Sénégalais, qui est forte et souvent sincère. Notre pays a derrière lui plusieurs siècles de tradition islamique et a donné à la Umma quelques uns de ses plus grands esprits. On peut même dire que notre nation tire sa force de la fermeté de ses convictions et de la paix religieuse qu’elle a su préserver depuis l’indépendance. pos est d’abord de mettre en garde contre les marchands du temple. Le phénomène de la surconsommation n’est du reste pas propre à l’Islam et beaucoup de Chrétiens sont aussi choqués par la dénaturation des fêtes de Noel, devenues une énorme et irrésistible foire commerciale. Chez nous, au gaspillage s’ajoute la menace contre notre santé: excès de consommation de sucres et de graisse, mauvaise qualité de certains produits dont la traçabilité, et quelquefois même la vraie nature, ne sont pas établies. Il n’est pas étonnant que des maladies chroniques fassent des ravages dans la société.

Mon propos vise aussi à refuser le snobisme social qui souvent exploite et pervertit nos plus généreuses traditions, à stigmatiser notamment la dictature de certaines formes du «suukaru-koor». Il y a aujourd’hui des femmes qui s’endettent pour tenir leur rang, gagner, non l’affection, mais les éloges de leur belle famille. Ce qui était une marque de respect et de solidarité s’est transformé peu à peu, en guillotine qui exécute tous ceux qui refusent la surenchère. Le symbole s’est transformé en corvée.

Enfin, et c’est certainement le plus important, faut-il laisser prospérer une religion à la carte qui charrie tant de syncrétismes qu’elle finit par opposer les musulmans entre eux plutôt que de les unir. Nos pratiques religieuses qui ont tendance à encourager l’ostentation et le culte de la personnalité, à préférer souvent la clameur à la prière intérieure, sont-elles respectueuses de la voie islamique?
Sommes-nous pleinement dans l’esprit d’une religion qui prêche pour l’établissement d’une «communauté du juste milieu» (Coran, II, 143), enseigne de ne pas «exagérer dans la religion» (Coran IV, 171) parce que Dieu veut «l’allègement» pour les croyants (Coran, IV,28), qui appelle ses fidèles à ne se «cramponner qu’au (seul) câble de Dieu» (Coran, III, 103) et proclame enfin que Dieu «ne nous impose que selon notre capacité» (Coran, VI, 152)?

En attendant, un peu moins d’argent dans la religion et un peu plus de religion dans l’argent ne nous feraient pas de mal.

 

 

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